La fabre de V. R.
À une semaine de la plus grande représentation de sa vie, Vanon se réveille en sursaut avec un mauvais pressentiment. C’est lorsqu’il parle à Vermillon, son perroquet, comme chaque matin, qu’il se rend compte de la catastrophe : il n’arrive plus à faire de rimes. Son premier réflexe est de se taire. Les deux mains sur la bouche, les yeux exorbités, il panique. Il marche de long en large, essayant de réfléchir. Il s’arrête de temps en temps devant Vermillon, essayant encore et encore de faire des rimes. À chaque fin de phrase, le mauvais son sort de sa bouche. Son angoisse augmente. Il marche plus vite, réfléchit, réfléchit. Aucune solution ne lui vient à l’instant. Après une heure de panique, il reprend son calme. Il prend une douche froide pour se changer les idées, pensant que cela pourrait l’aider. Rien ne change. Il décide donc d’aller chercher de l’aide auprès de la seule personne capable de l’aider : son manager. Il court tout droit sans se retourner jusqu’au bureau de son manager et ami de longue date, Nynaï.
Arrivé à bout de souffle, il bafouille un long paragraphe.
— Je n’ai rien compris, Vanon, calme-toi et recommence, lui dit Nynaï en langage des signes.
— Tu ne remarques rien ?
— Non… quoi ? signe Nynaï.
— Les sons ! Ils ne sont pas les mêmes, pas les bons, quelque chose ne va plus depuis ce matin. En plus, à une semaine du grand show… C’est la cata ! Comment vais-je faire ? Ma carrière est fichue, il faut que tu m’aides. Trouve-moi une solution, je t’en prie.
Nynaï lui tend un verre d’eau et lui fait signe de s’asseoir.
— Quand as-tu remarqué ce changement ? lui demande-t-il avec ses mains.
— Ce matin, je te dis ! Je me suis réveillé avec un mauvais pressentiment. Et comme tous les matins, j’ai dit deux ou trois vers à Vermillon, et c’est là que j’ai remarqué que c’était parti, que je n’y arrivais plus… C’est même Vermillon qui finissait les phrases pour moi avec les bonnes rimes !
Il met sa tête dans ses mains et émet de petits sons, comme s’il pleurait. Le manager se lève et lui tapote l’épaule.
— C’est peut-être le stress. C’est sûrement dû au grand show qui approche. Je sais mieux que quiconque combien tu as travaillé dur pour en arriver là. Écoute, je te propose de rentrer chez toi, de te reposer, de ne plus trop y penser, et on verra comment les choses avancent demain. OK ? lui dit-il avec de doux gestes. Vanon rentra chez lui et passa le reste de la journée en silence.
Le lendemain, Vanon arrive au bureau de Nynaï, les épaules plus hautes que la tête.
— Alors, comment te sens-tu, mon ami ?
Vanon lève la tête, les yeux abattus, et fait un geste de négation.
— Viens, assieds-toi, disent les mains de Nynaï.
— J’ai peut-être une solution pour toi. Ça ne va pas être facile, mais ça vaut peut-être le coup que tu essaies.
Vanon sort la tête de ses épaules et regarde Nynaï avec attention.
— Connais-tu la forêt Devert ? signe-t-il.
— Oui, mais personne n’est autorisé à y pénétrer, réplique Vanon.
— Tu vas devoir braver cet interdit. Quelque part dans cette forêt vit celui qu’on appelle le Maître Penseur. Lui seul pourra trouver une solution à tes maux. Cette tâche ne sera pas facile. Il va te falloir de la persévérance et beaucoup de courage. Tu rencontreras des difficultés, mais rien que tu ne pourras surmonter si tu le veux. On dit que cette forêt est un labyrinthe, trouver le Maître ne sera pas chose aisée. Mais si tu trouves le Ver Léonin, il te conduira au Maître.
Dans la tête de Vanon, les images se bousculent. Il semble plein d’hésitation. Il lève la tête, regarde Nynaï, cette fois-ci avec détermination, et lui dit :
— Je vais le faire !
— Bien. Une dernière chose : tiens, prends cette bille, elle t’aidera dans ton périple.
Vanon prend la bille et la contemple. Elle est en verre, transparente. En regardant de plus près, on peut y apercevoir une forme vaporeuse, brillant de mille couleurs, se mouvoir à l’intérieur. Ça a quelque chose d’hypnotisant, pensa-t-il.
Il rentre chez lui, prépare quelques affaires qu’il met dans un sac bandoulière. Il ne sait pas combien de temps durera ce périple. Ça ne devrait pas prendre plus d’une journée, lui avait dit Nynaï. Au moment où il allait fermer la porte, Vermillon quitte sa cage et vient se poser sur son épaule. Vanon le considère, puis décide de le laisser venir.
La forêt Devert est située au nord du village. L’entrée est à environ deux kilomètres de chez Vanon. Après une vingtaine de minutes de marche, il arrive devant l’entrée de la forêt. Il s’arrête deux minutes pour remettre en place ses idées et surtout pour se donner du courage. De l’extérieur, on ne voit pas grand-chose de ce qu’il y a à l’intérieur de la forêt. Les arbres sont si grands que l’on ne discerne pas les cimes. La forêt est lugubre.
Tenant la bille dans sa main, il la contemple.
— À quoi tu vas pouvoir me servir, toi ? dit-il, toujours en regardant la bille.
— M’enfin, quand faut y aller…
Il range la bille dans son sac, regarde Vermillon et dit :
— C’est parti !
Il fait un grand pas en avant, et le reste de son corps le suit dans la forêt. N’ayant aucune connaissance de la forêt, il décide de marcher tout droit jusqu’à ce qu’il ne puisse plus avancer.
Une fois à l’intérieur, il remarque qu’il y a moins d’arbres au mètre carré que ce qu’il pensait. La marche dans la forêt est facile, il y a très peu d’embûches. Le ciel n’est toujours pas visible. Les branches et la canopée sont trop denses. Il ne sait pas exactement combien de temps il a marché, mais il estime qu’il est temps de faire une pause.
— On va se poser au pied de cet arbre, Vermillon. J’espère qu’il n’y a pas d’insectes. Je déteste ça. Mais tu pourras les manger, dit-il avec un sourire en regardant Vermillon.
Il s’assoit, sort de son sac un paquet de biscuits. Il en donne un bout à Vermillon. Ils mangent.
Une fois fini, il sort une bouteille d’eau. Il en verse un peu dans le bouchon et fait boire Vermillon. Au moment où il porte la bouteille à sa bouche, il entend une voix proche de son oreille gauche. Il sursaute et renverse toute la bouteille d’eau.
Il s’écarte de la voix en poussant avec ses mains et ses pieds le plus rapidement possible. Lorsque sa progression fut stoppée, il lève la tête et regarde avec effroi cette créature qui a émergé de nulle part. Un écureuil volant, pensa-t-il au premier abord. Mais à bien y regarder, la tête ressemble à celle d’un rongeur. Un rat. Et le corps ressemble à une raie manta. Quelle étrange créature, pensa-t-il. Elle ne ressemble à rien qu’il connaisse. Elle est cependant harmonieuse, lumineuse. Elle flotte dans les airs avec majesté.
À travers son corps, on peut parfois apercevoir les arbres en arrière-plan.
— Je suis Senée, l’écureuil plat, gardien de l’entrée de la forêt. Que faites-vous ici ? dit la créature une seconde fois. Vanon reprend ses esprits et dit :
— Je suis Vanon Rantz, je suis à la recherche du Maître Penseur.
— Si vous n’avez pas d’autorisation, je ne peux vous laisser passer.
— Je n’ai pas de laisser-passer, dit Vanon d’un air abattu. Mais je dois absolument voir le Maître, c’est une question de vie ou de mort.
— Je suis désolé pour vous, je vous prie de quitter ces lieux.
Le ton de Senée devient plus autoritaire. Les motifs sur son corps deviennent de plus en plus brillants.
— Bille, bille, billllle, répéta tout à coup Vermillon sans s’arrêter, en allongeant de plus en plus les sons.
Vanon tourne la tête vers son sac. Il crut apercevoir quelque chose bouger à côté au moment où il tourna la tête. Il se lève, attrape son sac, ouvre une poche, glisse la main et ressort avec la petite bille de verre que lui a donnée Nynaï. Il la montre à Senée. Ses yeux, qui brillaient, redeviennent normaux, ainsi que les motifs qui parcourent tout son corps. Puis il dit :
— Bienvenue dans la forêt Devert. Vous êtes ici sur mon domaine, le domaine des grands arbres. Cette forêt est constituée de plusieurs domaines, gardés chacun par un protecteur. Moi, Senée, l’écureuil plat, gardien des portes, je vous autorise à poursuivre votre chemin.
— Merci. Pourriez-vous m’indiquer où je peux trouver le Maître Penseur ?
— Désolé, je n’ai point la réponse à cette question.
— C’est fort regrettable, dit Vanon.
Il met la bille dans la poche de son sac et la referme. Il regarde au sol, ramasse son paquet de gâteaux, puis la bouteille d’eau vide. Il regarde Senée puis articule :
— Dans ce cas, pourriez-vous me dire où je pourrais trouver de l’eau ?
— Prenez la direction nord-ouest, c’est le domaine aquatique.
— Merci, dit-il en regardant Senée.
Il se tourne vers Vermillon, qui était perché sur une branche, et lui dit :
— Allez, viens mon ami, on va reprendre la route.
Vermillon vient se poser sur l’épaule de Vanon.
— Une dernière chose, jeune voyageur. Sachez qu’aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
Il existe dans cette forêt de sombres créatures, tapies dans l’ombre, prêtes à vous dépouiller de vos biens. Méfiance est mère de sûreté. Partez en paix.
Sur ces paroles, Senée s’envole en tournoyant autour d’un arbre, jusqu’à disparaître dans la canopée.
Vanon examine la mousse sur le tronc des arbres, puis prend la direction nord-ouest. Une fois de plus, il eut l’impression qu’on l’observait. À chaque fois qu’il se retournait, rien. Que de grands troncs parallèles, chacun essayant d’aller plus haut que les autres. Un peu inquiet, il accélère la marche. Au loin, le paysage commence à changer. Il y a plus de lumière qui passe à travers les cimes. Le relief est moins haut. Une petite odeur aqueuse flotte dans l’air. La faune est plus active. Il entend des croassements, des cris de différents oiseaux. Il affiche un sourire et accélère le pas quand, soudain, il entend des bruits approcher à grande vitesse. Il se retourne.
Des serpents noirs et vaporeux volent à grande vitesse vers lui, slalomant entre les arbres. Tout leur corps est noir. De petits points blancs scintillent sur leur peau. Les regarder, c’est comme observer un ciel étoilé en constant mouvement. Ce qui pourrait paraître comme un beau spectacle n’en est rien. Leur visage reflète l’envie, la haine, et leurs yeux creux, la mort.
Ni une ni deux, il se met à courir en direction de la lumière. Vermillon décolle de son épaule et slalome entre les branches. Lui tente, tant bien que mal, d’éviter les troncs. De par leur forme serpentaire et leur agilité, les sombres créatures gagnent du terrain. Il parvient tant bien que mal à sortir de la zone des grands arbres et débouche sur une zone plus claire, plus vaste, mais avec plus d’obstacles. Des végétaux ressemblant à de grands roseaux lui barrent le chemin. Il ne prend pas le temps d’observer l’environnement qui l’entoure. Il continue sa course, tout en regardant de temps en temps derrière lui. Et à chaque fois, il est paniqué de voir que les créatures rattrapent leur retard. Il court de toutes ses forces, esquivant les obstacles sur son chemin. Gauche, droite, saut… comme s’il était dans un jeu. Ce schéma se répète plusieurs fois.
Il se retourne pour voir la progression des créatures et assiste alors à quelque chose de troublant. Ces créatures, qui ressemblent à des serpents, se regroupent, s’agglutinent tous au même endroit. Elles fusionnent pour finir par ressembler à une sorte de batracien géant. C’est quand Vanon pense pouvoir le distancer que ce dernier tire sa langue qui, comme un missile téléguidé, le suit à la trace. Au moment où la langue va toucher Vanon, il sent le sol se dérober sous ses pieds. Il ne comprend pas.
Une seconde plus tôt, il courait. L’instant d’après, il est sous l’eau, en train de sombrer.
Il voit, à la surface de l’eau, une forme rouge et une onde se diffuser à partir de cette tâche… et puis plus rien. Lorsqu’il rouvre les yeux, il est allongé sur un nénuphar géant avec Vermillon à sa droite.
Il lui dit :
— Que s’est-il passé ?
— Je suis Echo, le cerf sonore, protecteur du domaine aquatique. J’ai chassé les Proses qui vous poursuivaient et je vous ai sorti du lac.
Vanon tourne la tête en direction de la voix. Il ouvre grand les yeux.
Le cerf est grand, majestueux. Ses bois sont splendides. Tout comme Senée, des motifs parcourent son corps et, par endroits, on peut voir la forêt à travers lui. Il se tient droit, fièrement. Tout en lui semble dire : « Regardez-moi, je suis beau. »
C’est comme s’il avait passé des journées entières à se regarder dans ce lac pour maîtriser toute imperfection qu’il pouvait avoir. Mais lorsqu’il parle, c’est une tout autre personne. Il est humble.
Vanon se redresse, regarde la créature dans les yeux et dit :
— C’étaient quoi, justement, ces créatures… ces Proses ?
Des artistes. Autrefois, ils étaient aussi humains que vous, certains très talentueux. Et un jour, ils se sont égarés et ont perdu l’essence de leur art. En l’occurrence, ceux qui vous poursuivent sont sûrement d’anciens humoristes, poètes, écrivains et autres artistes littéraires.
— Que me veulent-ils ?
— Ils ne vous lâcheront pas. Ils veulent ce que vous avez en vous : votre art.
« Je ne suis pas sorti de l’auberge », se dit Vanon à lui-même.
— Une dernière question : où puis-je trouver de l’eau potable, s’il vous plaît ?
— L’eau du lac est potable.
— Merci. Je suppose que vous ne savez pas où je peux trouver le Maître Penseur ?
— En effet, je ne sais point. Mais vous allez sûrement devoir passer par le domaine des grands champignons. Prenez garde, car même si nous faisons cas du beau et méprisons l’utile, sachez que le beau, souvent, nous détruit. Sur ces paroles, il galopa sur le lac jusqu’à disparaître à l’horizon.
Vanon, qui était assis sur un nénuphar, prend son sac, vérifie qu’il n’a rien perdu, puis se lève pour aller remplir sa bouteille d’eau.
— Par où allons-nous maintenant ? dit Vanon en regardant Vermillon.
Vermillon s’envole en direction du nord-est. Vanon le suivit en sautant de nénuphar en nénuphar jusqu’à la terre ferme.
Une trentaine de minutes de marche plus tard, le décor commence légèrement à changer. De grands champignons font leur apparition. Autour de ces champignons géants nagent dans l’air des méduses de formes et de couleurs variées.
Plus il s’enfonce dans ce domaine, plus la diversité et le nombre de méduses augmentent. Les méduses utilisent les lamelles sous les chapeaux des champignons comme maisons. Certaines des lamelles ressemblent beaucoup à des coraux. Les champignons sont tous aussi beaux les uns que les autres. Tellement beaux que Vanon ne put s’empêcher d’en toucher un. Le champignon dégage alors des spores que Vanon, sans le savoir, inhale. Tout à coup, Vanon ressent une envie irrépressible de parler. Alors, il se lance dans un monologue incontrôlé. Il dit tout ce qui lui passe par la tête, des rimes par-ci, des rimes par-là. Il semble avoir retrouvé son aisance à manipuler les mots. Il fait de grands gestes, tel un orateur de renom. Il tourne, Vermillon tourne avec lui. Les méduses autour de lui tournoient aussi. Tous semblent danser un ballet. Dans son euphorie, il tourne de plus en plus vite… jusqu’à en perdre conscience. À son réveil, les méduses tournoient toujours au-dessus de lui. Une voix émane du groupe :
— Je suis Vairon, le poisson couronné, protecteur du domaine des grands champignons.
De petits poissons se réorganisent pour former un plus gros poisson. Il a une couronne sur la tête. De cette couronne démarre une nageoire dorsale qui finit sa course là où commence la nageoire caudale. Cette dernière est longue et fine, telle des milliers de filaments. La majorité de son corps est transparent. Les motifs sur son corps sont peu apparents.
— J’ai la tête qui tourne… Que m’est-il arrivé ?
— Vous avez inhalé des spores d’un grand champignon, ce qui vous a plongé dans une transe artistique. C’est en général mortel pour les humains. Vous avez eu de la chance de perdre conscience avant de perdre complètement votre essence.
Je vous conseille de boire beaucoup d’eau pour éliminer les spores.
Vanon se relève. Il titube un peu, sort la bouteille d’eau de son sac et en boit jusqu’à plus soif.
— Je cherche le Maître Penseur, vous ne sauriez pas, par hasard, où je peux le trouver ?
— Du tout. Essayez au nord. Là-bas se trouve le domaine des mille couleurs. On rencontre sa destinée souvent par des chemins que l’on prend pour l’éviter, ajouta-t-il. Je vous souhaite bonne chance, compléta Vairon en le regardant dans les yeux.
Vairon, qui était en face de Vanon, s’avance vers lui et se disperse en une centaine de milliers de petits poissons avant de le toucher.
Ne sachant pas où aller, il décide d’emprunter le chemin qui se trouve en face de lui. C’est le nord. Toujours dans le domaine des grands champignons, il admire les structures de chaque champignon avec soin. Il se retient de les toucher. Un peu plus loin, une petite bulle de couleur tombe sur sa main. La bulle éclate, et la couleur se répand sur sa peau avant de disparaître. Il lève la tête : d’autres arrivent.
— Va falloir que l’on se trouve un abri.
Il regarde à gauche, puis à droite. Rien. Il se retourne, et c’est à ce moment qu’il voit une araignée géante prête à l’attaquer. Il saute en avant, effectue une roulade et esquive la patte de la créature.
« Les Proses », se dit-il.
Il se relève et court droit devant lui. La pluie de couleurs s’intensifie. Par réflexe, il passe sa main sur son visage pour s’essuyer les yeux, mais il n’est pas mouillé. Il n’a pas le temps de s’étonner. Il continue de courir en esquivant les différents obstacles. Deux chemins s’offrent à lui. Pas le temps de réfléchir, il part à gauche. L’environnement change quelque peu. Il slalome entre les champignons. Il se dit que peut-être les spores arrêteront les Proses. Il regarde derrière lui et, en effet, les Proses semblent éviter de toucher les champignons. Il se retourne juste à temps pour esquiver une branche qui se trouvait à hauteur de sa tête. Il glisse les pieds en avant et l’évite de justesse. Mais au moment de se relever, son sac s’accroche à grosse racine au sol. Il ne l’a pas vu et, dans son élan, le sac se déchire et s’envole. Il trébuche et roule sur un chemin pentu. Son premier réflexe est d’attraper son sac, mais son bras est trop court. C’est Vermillon qui l’attrape au vol. Les Proses sont toujours derrière eux, rattrapant leur retard. La bille qui était dans le sac tombe. Elle dévale la pente. Les bulles de couleur sont comme suspendues dans l’air. Lorsque Vanon ouvre les yeux, il voit la bille s’envoler dans les airs après avoir rebondi sur une pierre.
À cet instant, plusieurs choses se produisent en même temps.
Lorsque Vanon voit la bille prendre son envol, il la suit des yeux et tend la main pour essayer de l’attraper. Bien évidemment, il ne peut pas l’atteindre, vu la hauteur à laquelle elle se trouve. C’est un réflexe.
Les Proses, assemblés sous la forme de cette araignée géante, tissent une toile en direction de la bille lorsqu’ils la voient s’envoler de leurs seize yeux creux. La toile, en forme de main, s’approche rapidement de la bille. Ils ont plus de chances d’attraper la bille que Vanon.
Vermillon lâche le sac et pique, bec ouvert, en direction de la bille. C’est de justesse que Vermillon l’attrape avant qu’elle ne tombe entre les mains des Proses. Sans le vouloir, Vermillon avale la bille.
À cet instant, une explosion lumineuse émerge de Vermillon. Le souffle et la luminosité décomposent en un instant les Proses qui étaient aux alentours. L’intensité est telle qu’elle attire la curiosité des créatures situées à des dizaines de kilomètres à la ronde. Lorsque la luminosité redevient normale, Vanon ouvre les yeux. Il regarde en direction de Vermillon. Il avait troqué ses jolies plumes rouges contre un magnifique plumage blanc, brillant, étincelant. Des motifs sont apparus sur son corps. Et comme les Protecteurs, il est transparent par endroits. Vanon n’en croit pas ses yeux. Il regarde encore et encore avec de la surprise et de la joie dans le regard. Il tend les bras vers Vermillon, qui se précipite sur lui.
— Mille mercis, je ne saurais comment te remercier. Tu nous as sauvés des Proses.
Il s’arrête un instant puis continue :
— Qu’est-ce que tu es beau, dit Vanon en lui caressant la tête.
Il le pose sur son épaule. Ils sont dans le domaine des mille couleurs.
— Bon, on n’a plus rien, le sac est égaré. Va falloir que l’on continue quand même. J’ai l’impression que l’on n’est pas loin.
— Très juste, lui répond une voix venant de derrière lui.
Vanon se retourne. La créature est immense. Elle ressemble à un gros ver. Elle flotte dans l’air. De jolis motifs parcourent tout son corps. À travers lui, on peut voir les bulles de couleur toujours en suspension dans l’air.
— Je suis Léonin, le Ver Libre, protecteur du domaine des mille couleurs.
— Je sui… commence Vanon avant d’être interrompu par Léonin.
— Je sais qui vous êtes et ce qui vous amène là. Je suis connecté à tous les êtres de la forêt et, par conséquent, je sais tout ce qui s’y passe.
Léonin descend au niveau de Vanon. Son corps se rétrécit pour arriver à peu près à la taille d’un cheval.
— Montez, je vais vous conduire à l’Arbre de Verre. À l’intérieur, vous y trouverez le Maître.
Vanon s’exécute. Il monte sur le dos de Léonin. Ce geste est très apprécié, car après toutes ces aventures, Vanon savait que son corps n’allait pas tenir bien longtemps. C’est doux, moelleux et confortable, comme s’il était fait pour cette unique tâche : transporter des personnes.
Comme si Léonin lisait dans l’esprit de Vanon, il dit :
— C’est mon rôle. Je suis la passerelle qui mène au Maître. Voyez-moi comme un moyen de transport. On a tous un rôle dans la vie. Quel est le vôtre ?
Vanon baisse la tête, l’air déçu. Il secoue la tête parce qu’il n’a aucune réponse à cette question.
— Quel est mon rôle ? se dit-il à lui-même.
Vermillon frotte sa tête contre celle de Vanon pour le réconforter.
Au moment où il ouvre la bouche pour parler, il est coupé par Léonin.
— On y est. Voici l’Arbre de Verre.
Léonin rétrécit pour que Vanon puisse descendre. Il admire les alentours. Le décor est juste fabuleux. La faune est luxuriante, composée de formes et de couleurs qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Les chants des oiseaux, mammifères, rongeurs et reptiles sonnent comme une berceuse. Les animaux se déplacent avec grâce. C’est à peine si leurs pieds touchent le sol.
Les oiseaux dansent dans le ciel au rythme de leurs chants. Même les plantes semblent entendre la musique qui se dégage de ce domaine et grandissent en cadence. Vanon a l’impression d’être dans un monde magique.
Parfois, une des bulles de couleur en lévitation dans les airs tombe sur une plante ou un animal et lui change sa couleur. C’est une forêt en constante évolution. Il comprend à présent le nom du domaine. Une peinture vivante. C’est une merveille.
Il tourne la tête vers l’arbre. Il est grand mais moins grand que les arbres du domaine de Senée. On voit sa cime. C’est un grand baobab. Cet arbre mérite bien son nom. Le tronc, les branches ainsi que les feuilles sont en verre. Certaines parties sont transparentes et d’autres en miroir. Dans tous les cas, il reflète tout son environnement. Il peut paraître invisible pour un œil non averti. Après avoir admiré le domaine et l’arbre, il se tourne vers Léonin.
— Merci, dit-il, tout en inclinant la tête.
Léonin s’envole et disparaît dans la flore.
Vanon s’avance vers l’arbre, et une porte qui n’était pas là avant s’ouvre. Il monte quelques marches et passe la porte. La pièce s’allume. Elle est vaste, plus grande qu’elle ne paraît de l’extérieur. La décoration est minimale. Les murs sont des miroirs. Les meubles sont en verre transparent. On retrouve aussi ces bulles de couleur flottant légèrement dans les airs. Elles passent de l’intérieur à l’extérieur comme si l’arbre n’existait pas.
Au milieu de la pièce, un homme arrose une plante qui se trouve sur une petite table ronde. Il dit d’une voix calme et posée :
— Je suis Ésope, le Maître Penseur. Bienvenue dans l’Arbre à Palabres. On l’appelle aussi le Gardien de la Vérité.
Il tend la main gauche en direction de Vanon, et Vermillon vient s’y poser. Il plonge sa main droite dans le corps de Vermillon et en sort la bille de verre. Il la regarde, puis la lâche. Elle s’envole et part rejoindre d’autres billes de verre qui, plus haut, tournoient.
— Que représentent ces billes ?
— Pour faire court, elles représentent l’Art des artistes. Il arrive que, pour différentes raisons, les artistes perdent leur sensibilité artistique. Elle se matérialise sous cette forme. Mon rôle est de les récupérer.
— J’ai justement besoin d’aide à ce sujet.
— Je sais ce que vous allez me demander, mais je ne peux pas vous aider. Voyez-vous, ces billes, une fois ici, deviennent autonomes. Ce sont elles qui, plus tard, vont choisir leur hôte. Si, par malheur, la mauvaise personne l’avale, elle meurt à coup sûr.
— Mais…
— Si vous êtes là, c’est que vous avez passé la forêt des Grands Champignons ?
— Oui, dit Vanon d’une voix timide.
— Alors votre problème est autre.
En lui disant cela, il lui touche la main. Au contact de la main du Maître Penseur, c’est comme si les murs en miroir s’étaient rapprochés de lui. Il se retrouve à présent seul dans une pièce pleine de miroirs de formes et hauteurs différentes.
— Où suis-je ? dit Vanon.
Une voix qui semble venir de toutes les directions lui répond :
— Tu es dans la Salle des Verres. Tu trouveras ici les réponses à tes questions. Si tu as des mots de tête, laisse-les s’exprimer.
Vanon se tourne, se retourne dans tous les sens pour voir si quelqu’un est derrière lui. Il est bien seul.
— J’ai perdu mes vers, comment puis-je les retrouver ? hurle Vanon.
— Les vers sont-ils indispensables dans la vie ?
— Oui, je suis poète, c’est mon métier de connaître les vers.
— Tous les poètes n’utilisent pas les vers.
— Non, mais c’est plus joli, c’est beau les vers.
À cet instant, un des miroirs s’éclaire. Vanon s’approche. Il se revoit avec Écho dans le domaine aquatique. «… sûrement passer par le domaine des grands champignons, prenez garde, car même si nous faisons cas du beau et méprisons l’utile, sachez que le beau souvent nous détruit…»
Vanon se retourne, un peu confus, et dit : « Je ne comprends pas. La poésie, c’est beau, les vers amplifient cette beauté, ils ajoutent du son aux mots et des mots aux sons. C’est ce que j’adore.
— Avant, c’était facile pour moi… »
Un autre écran s’allume. Vanon se retourne et s’approche de l’écran.
Il revoit Senée dire : « …aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire », puis s’envoler dans la canopée.
Vanon reste perplexe. Il ne comprend toujours pas ce que la voix essaie de lui dire. Il perd patience et dit d’un ton plus soutenu : « Je ne vois pas où vous voulez en venir. Vous êtes censé me soigner, c’est votre rôle, pourquoi toutes ces devinettes ? »
— Et toi, quel est ton rôle ? Quel est le rôle d’un artiste ? Chaque personne a un rôle. Quel est le tien ?
Vanon ne comprend pas, il se retourne, cherchant désespérément quelqu’un.
— Mon rôle, je ne comprends pas ! Se dit-il à lui-même à voix basse.
Un troisième écran s’allume. Il revoit Léonin le transportant en lui disant : « C’est mon rôle, je suis la passerelle qui mène au Maître… »
Les mots et les voix se bousculent dans sa tête. Il marche dans la pièce, se retourne. Réfléchit, réfléchit. Jusqu’au moment où, en un éclair, tout devient plus clair.
À ce moment-là, il sent une main attraper la sienne. Les miroirs s’écartent, il se retrouve en face du Maître Penseur.
— Comment vous sentez-vous ? Avez-vous trouvé vos réponses ?
— J’ai la tête qui tourne un peu, mais ça va. Je pense avoir trouvé la réponse à mes questions.
Vanon serre la main du Maître et, tout en s’inclinant, lui dit « merci ». Il court avec hâte vers la porte, le sourire aux lèvres. Vermillon le suit.
Le Jour de la Représentation
Vanon est sur scène, derrière les rideaux qui sont toujours fermés. Dans quelques secondes, ils vont se lever. Il ferme les yeux. Il respire lentement.
Les yeux toujours clos, il revoit le Maître Penseur lui dire :
— Voyez-vous, tout être humain sans la moindre essence artistique qui inhale les spores des Grands Champignons est voué à la mort. Si vous êtes encore vivant, c’est bien parce que votre Art ne vous a jamais quitté. Le monde est vieux, dit-on, je le crois ; cependant, il le faut amuser encore comme un enfant. Ne perdez jamais foi, persévérez dans votre voie.
Il sourit.
Les rideaux se lèvent.